- ... AU MILIEU DE NULLE PART... -
C’était ma deuxième nuit dans cet hôtel cossu du centre d’une ville de province où je me rendais pour la première fois, et comme d’habitude, je n’arrivais pas à m’endormir. Aussi avais-je décidé d’aller prendre un verre au bar. Il n’était pas loin d’une heure du matin et je ne m’attendais pas à trouver grand monde. De fait, à part le barman, il y avait seulement un homme d’environ trente-cinq ans qui tressaillit en me voyant entrer et me fixa avec ce qui, à ma perplexité, me parut être de l’espoir ! En tout cas, c’est ainsi que j’interprétai le regard interrogateur et insistant qu’il posa sur moi. J’en étais d’autant plus étonné que je ne connaissais personne dans la région et que je ne voyais pas ce que cet homme pouvait attendre de moi.
J’allais m’installer dans un fauteuil-club au fond de la salle après avoir commandé un double whisky bien tassé. De là où j’étais, j’avais vue sur le comptoir où il se tenait. Je le vis me jeter plusieurs coups d’œil à la dérobée puis, comme s’il était mû par une impulsion soudaine, il empoigna son verre et se dirigea vers moi.
Bonsoir monsieur, est-ce que cela vous dérange si je viens bavarder un moment avec vous ? me demanda-t-il très courtoisement.
Pas du tout, monsieur, bien au contraire. Prenez place, je vous en prie. Un peu de compagnie dans cette ville où je suis en déplacement professionnel est tout à fait bienvenue.
Nous échangeâmes des propos anodins entrecoupés de nombreux blancs. J’avais nettement l’impression que mon interlocuteur avait envie de parler de quelque chose de précis mais ne savait pas comment arriver au fait.
Je décidai alors de le faire pour lui. Après tout, si je me trompais et qu’il ne cherchait qu’à faire un brin de causette, il n’allait pas tarder à me le faire savoir. J’optai pour une question directe.
Est-ce que vous habitez cette ville ?
J’y suis né. Il n’y a pas grand-chose à y faire n’est-ce pas ? Enfin, ce n’est sans doute pas votre souci puisque vous y êtes pour quelques jours seulement.
C’est vrai que je n’ai guère le temps de me promener lorsque je suis en déplacement, cependant elle m’a paru très agréable.
Son climat l’est et il y a quelques jolis coins, mais c’est tout.
De nouveau, la conversation ralentissait et je me creusais la tête pour la relancer lorsque l’homme me demanda abruptement :
Vous êtes sûr que vous n’êtes pas déjà venu il y a quelques années ?
Non, c’est bien la première fois. Pourquoi me demandez-vous ça ?
J’ai l’impression que nous nous sommes déjà vus ici même, il y a sept ou huit ans.
Alors là, je vous arrête tout de suite. A cette époque, j’habitais un autre pays et même un autre continent. Vous savez, les ressemblances entre individus sont beaucoup plus fréquentes qu’on ne le pense. Sans doute je vous rappelle quelqu’un ?
En effet, me répondit-il. Puis, après avoir jeté un coup d’œil à sa montre, il se leva et prit congé de moi aussi soudainement qu’il m’avait rejoint une demi-heure auparavant.
Interloqué, je le vis sortir du bar et disparaître. Le barman qui me guettait du coin de l’œil me lança en rigolant :
Il vous a dit qu’il vous avait déjà rencontré n’est-ce pas ?
C’est vrai !
Il dit toujours ça aux messieurs de passage qui ont un peu le même aspect que vous.
Mais pourquoi ?
Autant que j’ai compris, il cherche un homme rencontré ici-même il y a de nombreuses années et qui aurait changé le cours de sa vie
? ? ?
Si vous êtes là demain soir, ne manquez pas de venir boire un verre. Je lui laisse le plaisir de vous conter son histoire. Vous verrez, elle n’est pas banale, si toutefois elle est vraie !
Le lendemain, après une journée de travail bien remplie, je me rendis au bar autour de vingt-trois heures. Contrairement à la veille, il était plein. Des hommes d’affaires comme moi, quelques autochtones venus en habitués, mais nulle trace de mon mystérieux interlocuteur. J’étais assez désappointé. Le barman, qui me voyait le chercher des yeux, me rassura :
Il vient généralement autour de minuit lorsqu’il y a moins de monde. Il ne va plus tarder à arriver.
De fait, une demi-heure plus tard, il était là. Cette fois, il se dirigea vers moi sans hésiter comme si j’étais une vieille connaissance qu’il était content de retrouver.
Excusez-moi pour hier. Je dois toujours être chez moi avant deux heures du matin, sinon ma mère s’inquiète.
Il n’y a pas de mal, répondis-je tout en m’étonnant in petto d’apprendre qu’il vivait encore à son âge avec sa mère. Décidemment, ma curiosité était à présent à son comble.
Je vous ai demandé hier si nous nous étions déjà rencontrés et vous m’avez malheureusement assuré du contraire. Voulez-vous que je vous raconte pourquoi je vous ai posé cette question ? Cela risque cependant d’être un peu long.
Cher monsieur, j’ai tout mon temps et je suis toute ouïe. Allez-y, je vous écoute, mais auparavant, si vous me permettez de vous inviter, nous allons reprendre un peu de cet excellent whisky.
Confortablement installés dans un coin discret du bar avec nos verres emplis à ras bord voici alors l’étrange histoire que me raconta l’homme :
« Ainsi que je vous le disais hier, je suis né dans cette ville où j’ai aussi fait toutes mes études. De bonnes études, ma foi, qui devaient me permettre de vivre confortablement. De fait, Je n’eu aucun mal à trouver un emploi bien rémunéré à ma sortie d’école, ici même où j’avais ma famille et beaucoup d’amis. « Le parcours sans faute » comme se plaisent à dire les parents fiers de leurs rejetons.
J’aimais bien ma profession. Elle était variée et intéressante. J’avais souvent l’occasion d’effectuer des voyages à l’étranger, ce qui m’intéressait beaucoup. Mes collègues étaient charmants, j’avais une bande de copains avec qui je sortais ; bref une existence agréable et sans problème. Si agréable j’ajouterai, qu’au bout de six ans, un jour, j’en ai eu assez.
Imaginer à l’âge de vingt-huit ans que votre vie est déjà toute tracée et que, jour après jour, elle va se dérouler avec cette même monotonie faite de petites joies et de petites tracasseries m’a donné le vertige. Il n’était pas question que je me laisse engluer dans ce quotidien si peu exaltant.
Sans en parler à mes parents qui étaient, de toutes les façons, des gens tolérants, respectueux de la liberté d’autrui, je donnai ma démission à mon chef. Il n’en crut pas ses oreilles et essaya à plusieurs reprises de me proposer des solutions plus sages.
Attends encore un an et tu pourras prendre une année sabbatique. La loi t’y autorise. Ou bien, si tu as envie de travailler à l’étranger, je peux m’arranger avec nos filiales pour te trouver un job dans l’un ou l’autre des pays où elles se trouvent.
J’étais touché par sa sollicitude, mais ma décision était prise et mon envie de tout plaquer ne faisait qu’augmenter. En réalité cette idée, en apparence folle, était dûment mûrie. Elle avait germé en moi depuis plus de deux ans durant lesquels j’avais patiemment réalisé des économies qui devaient me permettre de vivre durant au moins trois ans en faisant bien attention. Par nature, je suis une personne sans exigence qui se contente de peu.
Et au bout de ces trois ans, que feras-tu ? comment vivras-tu ? Où seras-tu ? me demandèrent abasourdis mes parents lorsque je leur fis part de mes projets.
On verra bien. Je vous en prie, ne vous faites pas de soucis pour moi. Il faut que je fasse cette expérience sinon je serai malheureux toute ma vie.
D’un seul coup, mon, père et ma mère apprenaient que j’avais quitté mon emploi pour faire le tour du monde. Mon billet d’avion était déjà dans ma poche ainsi que l’argent mis de côté par mes soins. Tout allait bien. J’étais heureux. Je ne demandais, façon de parler, que « leur bénédiction » pour m’envoler vers d’autres cieux. Ils me la donnèrent avec tout l’amour et la générosité qu’ils ressentaient pour moi mais, à mon agacement, je voyais au fond de leurs yeux, s’allumer une lueur d’inquiétude absolument hors de propos.
Les premiers mois de mon escapade furent magiques. J’avais choisi le Cambodge pour commencer mon périple car, depuis tout petit, j’éprouvais une fascination pour le site d’Angkor. Dès mon arrivée, je trouvai à me loger à Siem Reap chez une vieille cambodgienne qui parlait très bien le français. Toute sa famille était morte dans les camps de la mort et elle n’avait dû sa survie que parce que l’un des chefs de camp l’avait prise à son service en la faisant trimer comme une esclave. La chambre qu’elle me loua coûtait la somme ridicule de cinq euros par mois. A ce tarif, j’avais de beaux jours devant moi d’autant que manger ou se déplacer ne coûtait pratiquement rien.
J’appréciais tellement l’Asie que, malgré l’agrément de mon séjour sur place, je décidai de pousser plus loin mon expédition. Après tout, c’était pour voir le monde que j’étais parti ! La prochaine étape fut le Laos, tout aussi délicieux à vivre. La pauvreté était très grande mais il régnait une atmosphère bon enfant et une forme de philosophie existentielle qui leur permettaient de supporter les difficultés de leur sort.
Ensuite, ce fut le Vietnam, la Birmanie et enfin la Thaïlande. Partout où j’allais, j’étais bien accepté. Il faut dire que j’adoptais sitôt arrivé, leur mode de vie, leur façon de s’habiller et de manger et, surtout, je m’efforçais d’apprendre les rudiments de leur langue.
Quant aux rencontres que l’on fait au cours d’un tel voyage, elles mériteraient à elles seules une histoire. Il y a beaucoup plus de personnes qu’on ne le pense qui se livrent à ce type d’expérience. Les liens se nouent facilement, une forme de solidarité ou d’entraide lient entre eux ces nouveaux « pèlerins » qui, curieusement, se retrouvent souvent d’étape en étape. Certes, il arrive que l’on rencontre aussi des malfrats ou des voyous mais, grâce au ciel, je n’ai pas eu affaire à eux.
Il y avait maintenant plus de dix-huit mois que j’étais parti. Pas un seul instant je n’avais regretté ma décision de tout abandonner pour rouler ma bosse. J’étais en bonne santé, mes économies étaient presque intactes, mes parents avaient régulièrement de mes nouvelles et paraissaient, sinon rassurés, du moins résignés à attendre mon retour sans inquiétude particulière.
Pour ménager mon argent et vivre un peu comme les indigènes, je décidai d’effectuer de petits boulots à chaque fois que l’occasion se présenterait. Pendant un trimestre, je fis ainsi toutes sortes de métiers : serveur dans un restaurant, réceptionniste dans un hôtel, maître-nageur, porteur de caddies de golfs… Tout cela me permettait de vivre tranquillement sans trop entamer « ma fortune ».
Au bout de deux ans environ, malgré tout l’intérêt que j’avais eu à me plonger dans cette vie si peu ordinaire, je fus forcé de reconnaitre que cela n’aboutissait à rien et qu’il fallait que je trouve la solution qui me permettrait de mener à ma guise le reste de ma vie. Je décidai donc de rentrer chez moi où je fus accueilli à bras ouverts par mes parents, ravis de récupérer leur fils intact.
La période qui suivit mon retour fut très intense. J’étais content de retrouver ma famille et mes amis. Tous me manifestaient beaucoup d’affection et d’amitié. J’avais aussi beaucoup de plaisir à retrouver ma ville natale que je ne me lassais pas d’arpenter en tous sens et, à chaque coin de rue, des souvenirs heureux des jours anciens m’assaillaient. De plus, le temps immuablement beau pendant des semaines d’affilée ajouta à ce sentiment d’euphorie que j’éprouvais du lever au coucher. Enfin, j’avais plein d’aventures relatives à mon voyage à raconter, que tout le monde écoutait avec complaisance et intérêt.
C’est à l’approche de l’automne que les choses commencèrent à changer. Il y eut d’abord la rentrée des classes puis la reprise des activités de tous. La parenthèse ouverte par l’été était en train de se refermer et chacun retournait à l’ordinaire de sa vie. Contrairement à l’attente de mon entourage, je ne prenais aucune décision. Allais-je de nouveau chercher un emploi ou repartir pour de lointaines destinations ? Nul n’osait m’interroger pour ne pas me froisser. De mon côté, je m’enfonçais dans une existence douillette sous le toit de mes parents et j’acquis très vite ces petites habitudes si chères aux gens peu occupés.
Par exemple, je ne me levais pas de mon lit avant d’avoir lu jusqu’à la dernière ligne de mon quotidien favori tout en sirotant mes deux tasses de café indispensables au démarrage de ma journée. Puis je faisais un jogging pour me maintenir en forme, avant de me raser et de prendre une douche, tout cela dans un ordre chronologique immuable, etc, etc. Autant d’innocentes manies auxquelles je trouvais beaucoup de charme.
Il me restait encore pas mal d’argent et je n’en dépensais presque pas puisque je logeais à la maison. J’avais du loisir à en revendre et prisais par-dessus tout de n’avoir de comptes à rendre à personne. Pas de chef, pas d’obligations particulières, juste une liberté infinie plus précieuse que tout à mes yeux.
Bien sûr, la plupart du temps, j’étais seul car tout le monde autour de moi travaillait. Il m’arrivait de passer des après-midis entiers avec ma mère à bavarder. Nous aimions beaucoup cela mais je sentais tout de même qu’elle se faisait du souci à mon sujet. Pourtant, jamais un mot ni une question de trop ne m’était adressé. Le soir, je retrouvais au bistrot ceux de mes amis qui n’étaient pas mariés et, lorsque je les écoutais parler de leurs démêlés au bureau, je me félicitais d’en avoir fini avec ce problème. Je dois tout de même avouer que je me sentais de plus en plus hors du coup lorsqu’ils parlaient de leur profession ou de leurs responsabilités au sein de leur société, au point que j’espaçais un peu nos rencontres.
Cette situation durait depuis plus de huit mois et je m’enfonçais chaque jour davantage dans une sorte de bien-être léthargique qui paralysait en moi toute velléité de réagir. J’avais cependant assez de lucidité et d’honnêteté pour reconnaître que, si cet état de choses se prolongeait, je ne serai bientôt plus capable de mener à bien une activité suivie. Ce constat ne m’aidait guère car je ne savais absolument pas quelle suite donner à mon existence. Un jour, je voulais être reporter, le lendemain photographe, puis écrivain et enfin, les jours où les heures avaient été particulièrement longues à occuper, je me voyais même réintégrer une société en tant que salarié et mener la vie pépère de monsieur-tout-le-monde.
Un soir, mon père, pour fêter les soixante ans de ma mère, nous invita à dîner dans ce même hôtel où nous nous trouvons vous et moi. Vous savez qu’il a un excellent restaurant, coté au Michelin soit dit entre parenthèses, si l’envie vous prend un jour de faire un bon gueuleton.
Il faisait un temps de printemps délicieux et les tables avaient été dressées en terrasse face à la mer. Nous bavardions ensemble agréablement sans trop d’efforts comme le font les gens habitués les uns aux autres, lorsque le sujet était tombé sur un article que ma mère avait lu et qui lui avait bien plu. Il s’agissait, autant que je m’en souvienne, d’une thèse opposant les tenants d’une vie contemplative à ceux qui estiment avoir un rôle à jouer dans la marche de l’humanité. La discussion allait bon train entre ma mère et moi. Soudain mon père, qui d’ordinaire est l’être le plus réservé et le plus délicieux qui soit, s’était enflammé sur le sujet.
Selon lui, chacun de nous devait apporter sa pierre à l’édifice et il n’y avait rien de plus exaltant que de participer à l’avancée de l’humanité de quelque manière que ce soit. « Il n’était pas question de se croiser les bras en attendant que ça passe, seule l’action anoblissait l’homme », scanda-t-il plus d’une fois. A écouter ce discours inhabituel et un peu grandiloquent dans sa bouche, je soupçonnais qu’il m’était en quelque sorte destiné. La discrétion proverbiale de mon père l’empêchait de me donner un conseil ou un avis direct et il profitait de cette conversation pour m’exhorter à sortir de mon indécision.
Pour lui montrer que je n’étais pas dupe, je lui tapotais la main affectueusement et il se tut, confus, aussi brusquement qu’il s’était mis à parler. Curieusement, devant tant de délicatesse, je me sentis le besoin pressant de leur dire comment je voyais la situation dans laquelle je me trouvais. C’était la première fois que j’en parlais franchement avec eux et je peux vous assurer qu’ils étaient suspendus à mes lèvres.
Mes chers parents, leur avais-je déclaré, je sais que vous portez mon souci. Honnêtement, il n’y a pas lieu de vous en faire. Je reconnais que je suis actuellement dans une impasse et que je ne sais pas trop comment m’en sortir, mais j’ai encore pas mal d’économies, puisque vous avez la gentillesse de m’héberger, même si elles vont finir par tarir un jour. Or, je n’aimerais pas être acculé à chercher un emploi pour cette raison. D’ailleurs qui voudrait m’embaucher après trois années d’inactivité ?! J’ai adoré voyager mais, là aussi, force m’a été de constater que ça ne pouvait pas durer de se déplacer d’un pays à l’autre sans but précis. Alors quelle solution choisir ? Idéalement, j’aimerais trouver un emploi qui me fasse découvrir sans cesse de nouveaux horizons. Est-ce que cela existe ?
Etc., etc. Pendant plus d’une heure j’avais exposé à mes parents mes doutes et mes incertitudes et ils m’avaient écouté, impuissants et pleins de sollicitude. Puis à la fin du dîner, alors que nous nous préparions à rentrer chez nous, je leur ai dit que j’allais prendre un dernier verre et que je les suivrais un peu plus tard et nous nous sommes quittés.
Après leur départ, j’entendis un léger toussotement derrière moi et un homme d’environ trente-cinq ans me demanda si son camarade et lui pouvaient se joindre à moi car ils souhaitaient me parler. Ce devait être deux étrangers de passage car je ne les avais encore jamais vus auparavant.
Excusez-nous de vous aborder aussi abruptement, me dit-il. Voilà, nous dînions à une table proche de la vôtre. Je dois avouer que nous avons entendu toute votre conversation. C’est d’ailleurs la raison qui nous a incités à venir vous parler. Je vais vous expliquer de quoi il s’agit.
Mon interlocuteur avait un visage sympathique et me regardait droit dans les yeux. C’était déjà un bon signe comme me l’avaient enseigné mes rencontres de hasard au cours de mon voyage. Son compagnon, quoique toujours muet, avait aussi un aspect avenant mais semblait moins sûr de lui.
Voici ce qu’il ressortit de notre entrevue. Les deux amis avaient fait un pari qui leur tenait à cœur et ils cherchaient à présent une personne qui, en acceptant de jouer le rôle qu’ils allaient lui confier, pourrait les départager définitivement. L’idée était d’installer un individu, bien sûr consentant, dans un endroit quelque part dans le monde, en s’efforçant de lui fournir le moins d’indices susceptibles de lui révéler où il se trouverait. Il serait logé avec tout le confort nécessaire et défrayé des soucis domestiques. Il n’aurait ni télévision, ni téléphone mais disposerait en revanche, d’Internet mais non d’adresse e mail. Bien sûr, il y aurait une personne qui s’occuperait de son bien-être, mais elle ne lui serait d’aucune aide sur le plan informatif. L’expérience devait durer un mois.
Le but était de savoir si, en ne disposant d’aucun élément à part la géographie des lieux de sa résidence, il parviendrait à deviner où il se trouvait. Mon interlocuteur était sûr que ce serait impossible, son ami était d’un avis contraire. Voulais-je être leur « cobaye » dans cette aventure ? C’est en m’entendant déclarer à mes parents que je ne savais pas trop où j’en étais qu’ils s’étaient permis de sauter sur l’occasion de venir me trouver.
Quelle que fut l’issue de l’aventure, une forte somme d’argent me serait remise au bout du mois qui devait être doublée par le perdant au cas où je devinais où j’étais. Pour me rassurer complètement, ils me proposaient de régler notre accord devant le notaire de mon choix. Je n’avais rien à craindre, ils n’étaient ni des fous, ni des arnaqueurs, mais des passionnés de paris et, grâce aux héritages substantiels laissés par leurs parents respectifs, ils pouvaient sans dommage se livrer à leur passe-temps favori.
La rapidité avec laquelle j’acceptai leur proposition me prouva par la suite combien j’étais arrivé à saturation de ma situation présente et combien j’étais heureux de cette solution qui se présentait à moi alors que je pataugeais dans le doute et l’inactivité.
Je vous passe les détails de notre « contrat » qui fut scrupuleusement décortiqué par un avocat de la famille. Tout, jusqu’à la moindre virgule, avait été étudié pour me protéger contre d’éventuelles malversations. De même une enveloppe sous scellés était déposée chez mon notaire, indiquant le lieu où je me trouvais, à n’ouvrir qu’en cas d’imprévu extraordinaire. Par le truchement du même notaire, mes parents auraient régulièrement de mes nouvelles mais ne pourraient me joindre. Pour autant, mon père et ma mère étaient loin d’être rassurés. Mon nouveau coup de tête les désemparait encore davantage. Je dirais même qu’ils étaient franchement inquiets cette fois.
Une fois toutes ces formalités accomplies, j’exécutai, la veille du début de cette expérience, la partie de notre accord qui stipulait que je devais passer la nuit chez les deux camarades et avaler un barbiturique qui m’empêcherait de savoir où l’on m’emmenait, ce qui fut fait.
Je dois avouer que le réveil le lendemain fut assez angoissant. Je me trouvais dans une chambre inconnue baignée de soleil. Elle était agréablement décorée avec des meubles confortables, voire luxueux, mais totalement neutres.
Je me levai pour aller dans la salle de bain. Il s’y trouvait quantité de produits de toilette dans des contenants en verre anonymes. Je pris une longue douche qui me permit de reprendre progressivement mes esprits.
Ensuite, je commençai à explorer les lieux où je devais vivre pendant un mois. Il s’agissait d’une sorte de bungalow composé de ma chambre, d’un salon et d’une belle cuisine. Tout était à l’avenant, cossu, agréable et parfaitement neutre. J’aperçus alors un repas préparé à mon intention. Il y avait du fromage, de la charcuterie, des boissons chaudes, des boissons fraîches, du pain. C’était vraiment copieux et, comme j’avais très faim, je dévorai avec appétit ce qui m’était servi. J’étais absolument seul et commençais à me demander si je n’avais pas été fou d’accepter d’être l’enjeu de ce stupide pari.
Malgré moi, je n’arrivais pas à contrôler le sentiment d’inquiétude qui s’emparait de moi. Pourtant, objectivement, il n’y avait pas de raison de l’éprouver. Ce que je voyais n’avait rien de menaçant. Bien au contraire, tout était fait pour m’assurer un séjour délicieux. Je me dirigeai vers une terrasse qui faisait le tour de la maison et, à ma grande surprise, je vis que j’étais au bord de la mer ou d’un lac, dans une sorte de crique protégée. Le soleil était haut dans le ciel. J’en déduisis qu’il devait être autour de midi ou treize heures. De loin, la végétation ne me paraissait pas particulièrement révélatrice. Je décidai d’aller faire un tour.
Allons, me dis-je, puisque je me suis engagé dans cette aventure, autant jouer le jeu à présent et essayer de deviner où je me trouve.
Durant les quatre premiers jours, mon humeur oscilla entre différents états. Au lever, j’étais content d’aborder la journée. Je prenais tout mon temps pour me préparer avant de descendre vers la plage faire quelques brasses. De toute évidence, j’étais dans une propriété privée située dans un endroit isolé car je n’entendais jamais ni bruit de voiture, ni son humain. En revanche, je voyais souvent des avions traverser le ciel mais bien entendu, ils volaient trop haut pour que je sache de quelle compagnie il s’agissait. De plus, en quoi cela m’aurait-il aidé à me situer ? Ensuite, je revenais vers le bungalow pour déjeuner en attendant l’heure de ma promenade en compagnie de ma « gardienne » dont je ne vais pas tarder à vous parler. Enfin, le plus dur était d’occuper mes longues soirées. Certes, je disposais en abondance de livres et de vidéocassettes prévus à mon intention mais j’en fis vite le tour. C’était là le moment le plus perturbant de la journée, celui où je me sentais le plus seul et où mon expérience me paraissait folle et interminable.
Quotidiennement, à des heures totalement irrégulières, je croisais donc la personne en charge de mon entretien, une femme d’une cinquantaine d’années dont les traits ne révélaient aucune origine particulière. Une vraie Madame-n’importe-qui ! Où diable avaient-ils été la chercher m’étais-je dit, tout de même amusé, la première fois que je l’avais vue. En tout cas, elle ne m’était d’aucun secours car elle ne disait mot, se contentant d’empocher les feuilles où j’avais griffonné quelque question qui restait toujours sans réponse ; tandis que lorsqu’il s’agissait de la réclamation d’un objet ou d’un produit, je l’obtenais immanquablement dès le lendemain. Bien entendu, l’emballage d’origine avait été enlevé et remplacé par un autre totalement vierge.
J’en déduisis que mes deux parieurs ne devaient pas être loin, ou alors que je n’étais pas dans un endroit si retiré que cela ? ! De toutes les façons, je ne restais pas inactif et, dans la mesure de mes possibilités, je m’employais à découvrir dans quel pays j’étais.
Pour m’aider dans mes recherches, les deux camarades, très fair-play, avaient chargé la dame mise à ma disposition, de me promener en voiture dans les environs, ce qu’elle faisait scrupuleusement mais sans dire mot. Nous traversions alors des villages désertés par leurs habitants qui devaient être aux champs. Quant aux rares enseignes des boutiques, elles étaient rédigées dans un alphabet qui m’était inconnu. J’en recopiais scrupuleusement les caractères afin d’en deviner l’origine une fois rentré. J’avoue que mes résultats furent plus que piètres.
Je commençais à tourner sérieusement en rond, impatient de voir arriver la fin de l’expérience, lorsque je fus réveillé un jour à ma grande surprise par le son d’un transistor qui donnait des nouvelles dans une langue inconnue, toujours impossible à identifier. Ebahi, car je m’étais habitué à l’extrême discrétion de ma femme de charge, je me rendis à la cuisine et contemplai, bouche bée, la ravissante jeune fille qui s’affairait à préparer mon petit déjeuner.
En m’entendant entrer, elle se tourna vers moi en souriant et prononça clairement quelques mots qui devaient correspondre à un « bonjour ». Je la saluai à mon tour en français sans arriver à détacher mon regard d’elle. Non seulement, la créature était belle mais, de plus, elle m’adressait la parole. Même si je ne comprenais pas un traitre mot de ce qu’elle disait, il y avait un début de communication qui était en train de s’établir.
Par gestes et mimiques, en portant successivement la main à son front puis à son cœur, elle me fit comprendre qu’elle remplaçait l’autre personne qui était tombée malade. Je ne pus m’empêcher de me réjouir in petto de ce contretemps qui apportait un tel changement dans la monotonie de mes journées. Pointant ensuite un doigt vers sa poitrine, elle prononça « Mina » plusieurs fois, puis elle dirigea son doigt vers moi d’un air interrogateur : « Arthur » lui dis-je et nous éclatâmes de rire tous les deux.
Comment vous décrire les trois semaines suivantes sinon en disant qu’elles furent des plus excitantes. Mina était une nature gaie, inventive et, surtout, elle n’était pas farouche. Dès le premier jour, elle me signifia que je lui plaisais et je ne me privais pas de lui démontrer que la réciproque était vraie. J’attendais sa venue avec impatience et nous passions de longues heures à faire l’amour ou à nager dans la petite crique réservée au seul usage de la propriété avant de dévorer les mets qu’elle avait préparés. Ensuite, nous allions faire en scooter des virées tout aussi infructueuses sur le plan de la reconnaissance des lieux, mais je vous avoue que je m’en moquais bien.
Lorsque nous ne nous promenions pas, nous nous amusions à nous apprendre mutuellement nos langues respectives en indiquant tour à tour un objet, un aliment ou un élément de la nature que nous citions distinctement à l’attention de l’autre. Je retins très vite un vocabulaire d’une trentaine de mots usuels dans une langue qui m’était parfaitement inconnue car je ne lui reconnaissais aucune connotation européenne.
De même, je montrais à Mina les caractères que j’avais griffonnés dans mon carnet au hasard de nos promenades. Elle les lisait docilement sans que cela m’avançât beaucoup. Il n’y avait aucune similitude entre la langue qu’elle parlait et celles que je connaissais, à savoir l’anglais, l’espagnol et bien sûr le français. J’étais persuadé qu’il s’agissait d’une langue slave mais le moyen de m’en assurer ?
Idem, j’avais beau répéter à Mina : « moi Français, et toi ? » en indiquant successivement nos deux personnes, elle pouffait de rire et répondait quelque chose qui ne signifiait rien pour moi.
J’imaginai entre autres moyens d’investigation, de lire sur ses vêtements leur provenance, mais à part un « made in China » hautement improbable au vu de la blondeur de la jeune fille, ils n’étaient nullement significatifs. De même, je m’exerçais à épier sur son transistor quelque phrase révélatrice mais, là aussi, je faisais chou blanc.
Comme je vous l’ai déjà dit, cela m’était devenu un peu égal. Je vivais à présent des moments de rêve. Ma résidence forcée ne me dérangeait plus. J’éprouvais juste un peu de culpabilité à ne pas faire encore plus d’efforts pour essayer de deviner où je me trouvais, mais toute mon attention était principalement concentrée sur les allées et venues de Mina dont la présence me comblait. Bien sûr, je n’étais pas amoureux d’elle au sens traditionnel du mot puisque nous n’arrivions guère à nous comprendre, mais je présentais tout de même tous les symptômes de l’état amoureux.
Evidemment, mes soirées étaient toujours aussi mornes puisque j’étais livré à moi-même dès la fin de l’après-midi. Je n’en avais cure sachant que le jour suivant allait m’apporter son lot de petits bonheurs.
Il ne me restait plus que deux jours à vivre dans mon exil forcé et j’étais bien décidé à en tirer le meilleur parti possible. L’arôme du café chaud me réveilla ce matin là et, comme d’habitude, j’appelai d’une voix tendre : « Mina, Mina… » me réjouissant à l’avance de notre petit déjeuner pris en commun et de ce qui allait suivre.
Hélas ! A la place de Mina, apparut dans l’embrasure de la porte de la chambre ma précédente femme de charge portant un plateau. Ma déception était telle que je ne pus m’empêcher de crier furieux : « Où est Mina ? Qu’elle vienne tout de suite ! ». Evidemment, je ne reçus aucune réponse. Elle se contenta de déposer son fardeau avant d’ouvrir les persiennes. Un peu honteux de mon attitude, je lui demandai enfin : « Et vous OK, ça va ? » qui la laissa sans réaction.
Je me traînai sans but durant le peu de temps qu’il restait. Je réalisais combien la venue providentielle de Mina avait rendu mon séjour enchanteur et je ne me consolais pas de ne plus la voir. J’aurais aimé lui dire au revoir mais, ce désir que j’avais formulé par écrit était resté sans exécution ni réponse. Je rentrerais chez moi bredouille. Non seulement, je n’avais pas pu découvrir l’endroit où je me trouvais mais j’avais perdu toute trace d’une délicieuse compagne. Certes, je pourrais sans doute la retrouver lorsque l’expérience serait terminée et que j’apprendrais enfin où j’avais été cloîtré mais, je ne sais pas pourquoi, j’éprouvais un sentiment d’échec.
Le dernier soir, à la veille de rentrer chez moi, je fus aussi endormi et me réveillai au matin dans ma chambre chez mes parents. Ils étaient assis à mon chevet et attendaient avec impatience que j’ouvre les yeux. Contrairement à toute attente, je fus déçu de retrouver mon cadre habituel et j’eu beaucoup de mal à reprendre pied.
Dans l’après-midi de ce jour, j’avais rendez-vous chez mon notaire avec mes deux parieurs pour finaliser notre accord. Ils étaient déjà là lorsque j’arrivai.
Alors, me demanda celui qui m’avait abordé le premier jour, avez-vous apprécié votre séjour ?
Beaucoup, répondis-je spontanément
Et avez-vous découvert le lieu où vous étiez ?
Malheureusement non, avouai-je piteusement
Cela signifie que j’ai gagné mon pari contre mon camarade ?
Je crois bien que oui. J’en suis désolé pour vous, monsieur, dis-je en me tournant vers l’autre homme. J’ai vraiment essayé par tous les moyens de deviner où je me trouvais mais je n’y suis pas arrivé.
J’entrepris de leur expliquer comment j’avais procédé d’abord en étudiant la faune et la flore qui m’environnait, puis en recopiant les enseignes des boutiques pour essayer de deviner dans quelle langue elles étaient rédigées, idem pour les mots que j’avais appris avec Mina, mais tout cela avait été en vain.
Tant pis pour moi, c’était de bonne guerre, répondit le perdant. Nous allons à présent vous remettre votre chèque en vous remerciant sincèrement de votre coopération.
Les choses, comme vous le constatez, se déroulaient avec la plus extrême correction. J’empochai donc mon chèque et, au moment de les prendre congé d’eux, je dis :
Et maintenant, je vais enfin savoir où j’étais.
Mais non cher monsieur, ceci est hors de question
Comment, m’écriais-je, mais pourquoi ?
Voyons, vous avez lu le contrat avant de le signer. Il y était stipulé que si vous ne trouviez pas la réponse, vous ne sauriez jamais où vous aviez été emmené. Regardez, c’est écrit là.
Je vis en effet, un codicille rédigé en ce sens que j’avais signé sans sourciller. Mon insouciance allait me coûter très cher mais, cela, je l’ignorais encore.
En effet, depuis ce jour, je vis une sorte d’enfer. Non, le mot n’est pas trop fort. J’en viens à me demander parfois si je n’ai pas rêvé. Si j’ai réellement vécu cette expérience pendant un mois. Bien sûr, le chèque que j’ai touché, mes parents qui étaient au courant de même que mon notaire, sont là pour me prouver la réalité de la chose. Et pourtant, ne pas savoir où j’ai été emmené me cause une angoisse irrépressible. Un peu comme quelqu’un qui sortirait d’un coma ou qui aurait perdu la mémoire pendant un laps de temps.
Ne vous y trompez pas, ce n’est pas Mina qui me manque, il n’y a plus aucune nostalgie des jours heureux que j’ai vécus là-bas. Non, ce qui me tourmente, c’est l’ignorance du lieu où j’ai été. Depuis mon retour, je cherche sans cesse. J’essaie de me rappeler les mots appris avec Mina mais, ils sont très vite sortis de ma mémoire comme cela arrive quand on retient provisoirement quelque chose. De même, il ne me reste plus trace des caractères que j’avais recopiés sur les enseignes.
Je passe mes journées sur Internet ou dans les librairies pour me documenter sur divers pays d’Europe de l’est que j’imagine être en rapport avec ce lieu mystérieux, mais je dispose de si peu d’indices… L’autre jour, à la télé, sur une chaîne consacrée aux voyages, j’ai cru reconnaître la propriété où j’avais été logé. Je suis devenu comme fou. J’ai été à Paris faire le siège du directeur des programmes pour qu’il me dise dans quel pays se déroulait son émission, et puis je me suis rendu compte que je m’étais trompé. La propriété montrée dans l’émission n’avait rien de commun avec l’autre.
Voilà où j’en suis. Je suis obsédé par cette question et je n’arrive plus à penser ou à faire autre chose de ma vie et, pourtant, l’aventure remonte à présent à plus de huit ans.
Il faut que je sache où j’ai passé ce maudit mois. J’ai l’impression que je ne pourrai plus jamais avancer dans ma vie si je ne le sais pas. J’ai essayé d’entrer en contact avec l’un ou l’autre des deux parieurs, mais ils se sont évanouis dans la nature. Le contrat signé par eux l’a été sous des noms d’emprunt et je n’ai plus aucun moyen de remonter jusqu’à eux.
C’est pourquoi, je viens régulièrement dans cet hôtel où je les ai rencontrés la première fois, dans l’espoir de revoir l’un ou l’autre d’entre eux et de l’obliger, d’une manière ou d’une autre, à me révéler l’endroit où ils m’avaient emmené.
Alors, reprit-il sans conviction, vous n’êtes vraiment pas venu ici il ya quelques années ?
Je secouais la tête tristement en signe de dénégation.
Camille Pourrière Turquieh
Paris, le 27 février 2009