- MERE ... -
1.
Il y a un mois, je suis tranquille dans l'appartement de mes parents à Paris, où j'apprécie leur hospitalité pendant un moment avant de continuer mes pérégrinations avec un séjour de trois mois au Portugal pour pratiquer l'Astanga. Mon studio à Paris est loué jusqu'en Septembre, pour amortir l'impact du voyage sur mes finances personnelles. C'est une de ces périodes où je n'ai pas grand-chose à faire. Quelques semaines auparavant, j'étais encore dans les Alpes françaises, en train d'enseigner le Yoga dans un hôtel superbe sur le toit de l'Europe, et maintenant je me retrouve à Paris en attendant la prochaine étape sur la côte la plus à l'Ouest de l'Europe. Pas grand-chose à faire donc, si ce n'est peut-être réfléchir à pourquoi j'ai toujours besoin d'être plus haut ou à la limite :-)
Donc me voilà sur le balcon de mes parents, qui donne sur une petite cour intérieure, un calme dimanche de Printemps plutôt ensoleillé, à rêvasser pendant que je me balance gentiment sur une chaise au soleil. La forme passe devant mes yeux tellement rapidement que j'ai à peine le temps de me demander si je l'ai vraiment vue, et je n'ai certainement aucune idée de ce que ça peut être. Sauf que le son émis à l'impact est tout aussi terrifiant que pétrifiant, sans même parler de l'onde de choc qui se réverbère dans tout l'immeuble comme si on avait jeté un tracteur dans la cour. Ça me remue profondément, alors que j'ai le sentiment que je ne vais pas avoir le courage nécessaire pour jeter un coup d'oeil par delà le balcon.
2.
Le mec a la trentaine. A part ce bruit infernal, il est étendu inerte comme s'il dormait. Pas de sang, pas dégingandé ou dans une position grotesque. Le visage quasiment serein. Je me souviens, pendant que j'observe incrédule, du "dormeur du val" d'Arthur Rimbaud, ce poème magnifique sur la mort d'une jeune soldat dans une vallée. Si ce gars avait été obèse, il aurait explosé comme un ballon de baudruche, répandant ses organes internes partout dans une vision d'horreur. Bizarrement, cette sérénité inattendue qui coïncide avec le feeling général de la journée rend la scène poignante et accablante. Pour une raison que j'ignore, je prends cette scène très personnellement et ça me remue sévère. Je me réfugie à l'intérieur pendant que la commotion provoque la sortie des gens, des voisins sur les balcons à côté, les portes du rez de chaussée, qui s'enquièrent du corps et appellent les secours.
L'homme s'était vu offrir le gîte dans un studio ou une chambre de bonne d'un immeuble du bloc, par un de ses amis. Aucune idée ou information sur les circonstances de sa vie. Mais pour lui, elles étaient suffisantes pour qu'il décide d'aller sur le toit de l'immeuble, et dans un dernier geste empathique, probablement pour ne pas peser plus encore sur l'ami qui lui a tendu la main, se déplace de toit en toit jusqu'à cette paroi verticale qui constitue l'un des murs de l'immeuble de mes parents, avant de se jeter du septième étage.
3.
Je n'arrête pas de penser à la mère de ce type. Je n'arrête pas de penser à la mère de ce type. Je n'arrête pas de penser à la mère de ce type.
4.
Avance rapide de quelques semaines. Je me rertrouve au Portugal à nouveau, pour la troisième fois, dans un environnement où je me sens bien et protégé aux niveaux humain et nature. La mort de l'étranger est un souvenir distant, en tous cas suffisamment pour qu'elle n'ait pas fait irruption dans ma conscience pendant un moment.
Je peux vraiment sentir une connection à quelque chose dans cet endroit... quelque chose de fort, de brut, de vrai. Les mots ne rendent jamais hommage à ce type de sentiment, alors pour la suite, je vais demander au lecteur de l'indulgence dans l'expression maladroite de ma prose et le côté probablement enfantin de certaines des idées qui sont évoquées. Aussi, je vais relater dans cet article des choses personnelles, certainement de la façon dont j'y ai accédées, et qui me semblent suffisamment archétypiques pour être partagées.
5.
You know nothing, Jon Snow...
6.
La terreur.
La terreur absolue.
Je savais pas que c'était possible ce genre de peur. Tellement que j'en deviens anésthésié, parce que c'est tellement intense que c'est comme si le système nerveux était court-circuité et se débranchait pour un moment de répis. C'est un genre de peur avec un tel degré de basse vibration, tellement primal, qu'on a l'impression que le corps va se disloquer tout seul. Je l'entends littéralement, c'est tellement effrayant qu'on sent le corps commencer à se désassembler. C'est pas une métaphore. Ecartelé par la brute intensité de sa propre peur. C'est tellement effrayant et plus fort que soi, qu'on commence à supplier. Une partie de nous supplie littéralement que ce truc s'arrête, sans dignité, sans retenue, sans fierté ou estime. Comme un mantra. Je t'en supplie, je t'en supplie, je t'en supplie, arrête ça, j'ai rien fait, s'il te plaît, pourquoi?, s'il te plaît. Encore et encore. On ne jure pas, pas d'insulte générique, parce qu'on sait qu'on ne peut juste pas challenger une telle force ou entretenir avec elle un rapport anthropomorphique, encore moins rentrer dans un bras de fer avec. Peut-être plus tard on dira "putain" ou "fuck", mais en attendant... on supplie. Je ne peux même pas écrire "je", parce que pour écrire ce texte, je dois garder une certaine distance.
7.
Des larmes.
Un déluge de larmes.
Des larmes qui viennent de tellement loin que le visage s'immobilise dans un rictus et les muscles sont tellement étirés qu'ils sont incapables de convulsions. La seule chose qui bouge, ce sont les larmes, et elles sortent, elles sortent, elles sortent. Les yeux sont comme deux robinets incontrôlables et l'eau sort, et sort, et sort. Et sort encore. Et encore. Ça s'arrête jamais. C'est épuisant.
Je pleure parce que la terreur est passée et que je suis en état de choc, comme le gosse qui vient d'échapper à un truc super dangereux et qui s'est fait hurler dessus par ses parents. Il a eu bien peur et maintenant, en état de choc, il pleure comme réflexe de relâchement.
Je pleure pour ma mère. Je crie son nom, comme le petit garçon qui habite encore mon corps à 45 ans. Je l'aime tellement. Son visage est partout dans mon monde intérieur maintenant. Son corps, son odeur, ses petits TOCs, ses gestes, ses expressions, que j'emploie souvent d'ailleurs pour l'accabler de reproches. Elle vieillit et le temps passe, elle a quelques rides de plus, et suffisamment mûre pour ne plus changer beaucoup en tant que personne, d'ici la fin.
8.
J'aime ma mère.
9.a
J'ai oublié à quel point j'aime ma mère.
9.b
J'ai honte.
10.
La Vie est mystérieuse. Parfois, des objets du monde manifeste, vivants et inertes, se mettent dans une configuration, contribuent à l'élaboration d'une recette, qui va nous faire réaliser des choses et croître, en tous cas je l'espère profondément.
11.
Pour moi, le message est limpide.
Nous sommes tous en conflit avec nos parents, et développons divers comportements et rationalisations pour justifier et contourner nos faiblesses et nos manques. Et nous chargeons souvent les parents de beaucoup. La mère en particulier est une bonne cible, et que l'on soit dysfonctionnel ou bien calibré à la vie en société mainstream, c'est facile de raconter et se raconter l'histoire de tous ses manquements. Des choses similaires s'appliquent au père, mais c'est une symbolique très différente.
Peu importe que le cahier des charges soit rationnel ou trouve une base pragmatique dans l'expérimentation de notre quotidien, le maintien d'une relation conflictuelle (et ça peut prendre des formes extrêmement subtiles) avec sa mère est une phase de l'adolescence. Seulement l'adolescence, et idem pour le père. Souvent par ailleurs, une stratégie de contournement artificielle est de s'auto-proclamer spirituel et au-dessus de ces choses, comme si préoccupé par des considérations plus honorables et des valeurs moins terre à terre. Une super stratégie d'évitement est de devenir prof de Yoga :-)
12.
De façon ultime, même la meilleure mère du monde se retrouvera confrontée au ressentiment de sa progéniture. Même si son éducation a été absolument parfaite. Après tout, nous étions tranquilles dans l'autre monde avant de nous retrouver incarnés dans ce monde de matière physique. Et qui c'est la responsable ? C'est la raison pour laquelle les histoires que nous racontons et que nous nous racontons sur les carences diverses et variées de nos mères, aussi plausibles soient-elles, sont hors sujet. Les garçons et les filles, les hommes et les femmes qui entretiennent des relations hostiles avec leurs mères (et encore une fois ça peut prendre des formes extrêmement subtiles), avec des dynamiques d'utilisation et d'abus, de compétition, de transferts etc etc... sont à côté de la plaque.
On ne l'appelle pas la Mère Nature ou la Mère Terre par hasard. La chose la plus proche que nous ayons en relation avec la totalité de la vie, avec ce monde dans lequel nous évoluons et devons croître, est notre mère. C'est notre version directe et bien à nous de la vie et de ses attributs: un petit hologramme du tout. La relation que nous entretenons avec notre mère, c'est la relation que nous entretenons avec la vie et le monde manifeste dans sa totalité. C'est aussi simple que ça. Ce n'est pas une image, ce n'est pas une métaphore.
C'est littéral. Observez votre relation à votre mère, cette relation que vous guidez avec le temps qui passe, parce que vous êtes le neuf lorsqu'elle recule un peu plus dans le passé et l'ancien. Si elle n'est plus là, la façon de penser à elle et le feeling qu'elle évoque en vous est cette relation. La qualité de notre vie EST la qualité de notre relation avec notre mère. Ce n'est pas négotiable. C'est une verité universelle.
13.
J'utilise 'vous' dans le texte au lieu de 'je' parce que je n'ai pas la prétention d'être à ce niveau encore. Mais j'ai bien compris la leçon, et je sais que je ne suis plus trop loin.
Un grand merci, et spéciale dédicace à Ramon Peregrino